Piranese with Jakuta Alikavazovic

Together with author Jakuta Alikavazovic, we followed the footsteps of Giambattista Piranesi, around Lake Albano. Piranesi described the emissario, the monumental lake evacuation system dating from 400 BC in “Della Magnificenza”.

Published in Classeur - Cosa Mentale.

(1) Simon de Dreuille, Stonework detail of the Emissary of Lake Albano, after Piranese, 2014.

(2) Giambattista Piranesi, Schemata Emissarii Lacus Albani, etching, before 1761, in De romanorum magnificentia and architectura, Della magnificenza ed architectura de 'Romani, Rome, 1761.

Piranese with Jakuta Alikavazovic

Together with author Jakuta Alikavazovic, we followed the footsteps of Giambattista Piranesi, around Lake Albano. Piranesi described the emissario, the monumental lake evacuation system dating from 400 BC in “Della Magnificenza”.

Published in Classeur - Cosa Mentale.

(1) Simon de Dreuille, Stonework detail of the Emissary of Lake Albano, after Piranese, 2014.

(2) Giambattista Piranesi, Schemata Emissarii Lacus Albani, etching, before 1761, in De romanorum magnificentia and architectura, Della magnificenza ed architectura de 'Romani, Rome, 1761.

"Que peut-il pour moi aujourd’hui, Piranèse ? Que peut-il pour nous ? Ces questions se ressemblent ; leurs réponses se complètent, et je dirais volontiers qu’elles s’interfolient, car ce mot à consonance végétale, ce mot dont peu sauraient dire à brûle pourpoint s’il est réel ou inventé, me semble convenir à l’esprit archéo-fictif du Piranèse et aux espaces qu’il a créés. On a abondamment glosé sa mélancolie, l’inquiétante étrangeté de son œuvre, mais ce que le regard contemporain (ou mon regard contemporain) retiendra peut-être avant tout, c’est la réponse qu’il donne alors à une question qui se pose, il me semble, de nos jours. Comment vivre dans le monde que l’on nous a laissé, le monde que nous nous laissons à chaque instant – si tant est que le moindre de nos gestes puisse être lu de façon binaire, comme l’acceptation du monde qui le produit, ou à l’inverse comme une tentative d’en sortir? Comment l’habiter d’une façon plus discrète, plus douce – et peut-être plus viable, maintenant que nous connaissons de première main le prix à payer pour une pensée de la nature qui est, au fond, antagoniste – qui est une pensée de son exploitation ?"

Jakuta Alikavazovic, Simon de Dreuille, 2015. 

 La question comme souvent est de savoir ce que l’on fait quand on n’écrit pas. Les meilleures occupations sont celles qui mettent les phrases en déroute, celles qui supposent une certaine vitesse de déplacement, comme s’il était possible d’aller plus vite qu’elles et de semer le livre qui se fait. Autant le dire d’entrée de jeu, on ne sort pas de la fiction comme cela. Aujourd’hui le prétexte est l’architecture, allons donc à Castel Gandolfo, allons donc voir l’exutoire du lac d’Albano – l’exutoire du Piranèse, voilà l’offre alléchante qui m’est faite, et je me dis, bien sûr, pourquoi pas, pourquoi ne pas aller dans le monde et m’y perdre, ou plutôt essayer d’y perdre ce livre que je n’arrive pas à écrire. Piranèse, c’est parfait pour me sortir de moi-même. En même temps, il faut bien le dire, j’ai si souvent comparé l’écriture d’un livre à l’édification d’un bâtiment – et cette idée est si peu originale, un lieu commun, vraiment : Proust, pour ne citer que lui, avait rien moins qu’une cathédrale – qu’il conviendrait de s’intéresser un peu à la pierre en elle-même, et non comme métaphore – à supposer que cela me soit encore possible.

 La route est belle, la compagnie agréable, à l’arrivée un rien de transgression nécessaire laisse présager du meilleur – je ne me permettrais pas de parler au nom de l’architecte que j’accompagne, moi cette route fermée, cette voie ferrée à traverser à la sauvette, tout cela m’excite plutôt, évidemment je ne dois pas être la seule à en juger par les vestiges de désir qui se lisent dans le paysage, aux choses auxquelles on lit habituellement le désir dans un paysage : des ordures, principalement. Des ordures d’un certain type.

 Autant le dire d’entrée de jeu : il s’agira d’une déception. Il n’y a, pour ainsi dire, « rien à voir », ou si peu ; rien en tout cas qui se montre à la hauteur de ces gravures du Piranèse qui nous ont mis en mouvement. Cette déception, pourtant, n’est pas sans intérêt. Cette déception est une forme de réussite, elle est pour ainsi dire un outil, une machine à voyager dans le temps, Piranèse est autant le créateur d’une archive monumentale que d’un regard déçu. Goethe « salue des yeux la pyramide de Cestius et les thermes de Caracalla, dont Piranèse nous a laissé un mensonge si beau et si riche d’effet », qui en réalité « satisfait mal des yeux habitués à l’interprétation pittoresque » et, à l’instar de Goethe, des troupes de touristes traverseront les siècles et Rome, déçus de ne pas la trouver à la hauteur du Piranèse : voilà les critiques qui furent adressées au graveur – critiques dont on pourrait arguer qu’elles s’adressent à la réalité, davantage qu’au corpus. C’est néanmoins sur le Piranèse que l’on se venge, et l’on dirait « que l’auteur des Carceri subit le châtiment de ses vertigineuses fictions et que leur souvenir flotte sans cesse autour de son nom » (HF 219). 

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« Le lac d’Albano et de Castello est le cratère d’un ancien volcan, et a sept ou huit milles de circuit. Sur ses bords on trouve les ruines de plusieurs temples antiques. Au travers de la montagne est creusé un canal appelé l’Emissario, construit en voûte et pavé de lave, qui a deux milles de long, quatre pieds de largeur et six de hauteur : il sert à l’écoulement des eaux du lac, qui, dans leurs crues, inondaient quelquefois les campagnes voisines. On le dit pratiqué par les Romains, pendant le siège de Veïes, pour obéir à un oracle. Près d’Albano sont les carrières de la lave noire et compacte dont on se sert à Rome pour réparer les statues antiques de basalte » (Tite-Live, Histoire Romaine, Volume 6).

Nous restons à l’entrée de l’exutoire, et je ne me permettrai pas d’associer mon complice à l’aveu que je dois faire de mon incompétence : je n’y comprends rien, et certainement pas l’ampleur de ces travaux d’ingénierie. Il faut dire que je ne jouis pas d’un mandataire, comme Piranèse qui, en explorateur paradoxal, envoya un pêcheur en expédition approfondie du tunnel ; pêcheur dont on trouve l’écho dans ceux que l’ont voit dans les gravures, dans la pénombre des pierres. Ces figures humaines sont là pour dramatiser la scène et, en les rapetissant, exagérer les proportions des bâtiments.

 Piranèse s’intéresse une première fois à l’exutoire dans Della Magnificenza, et revient à ce sujet archéologique, qui nourrit sa fascination pour l’architecture antique. De l’exutoire on sait au fond peu de chose, il relève du mythe autant, sinon davantage, que de l’histoire : en 398 avant Jésus-Christ un oracle sibyllin, néanmoins catégorique, aurait en effet prédit à Rome l’échec du siège de Veïes à moins de réduire le niveau du lac d’Albano. Rome s’exécute, en un an l’exutoire est achevé, « la ville distante tombe avec le niveau des eaux », mais tout cela relève en grande partie de la fable. En réalité, la date des travaux et leur motivation réelle demeurent inconnus – il s’agirait d’irrigation, peut-être de lutte contre la malaria prospérant dans les marais. Le tunnel tient encore, comme nous l’avons vu – il tient, quoique décevant : déception inscrite dans le projet même de Piranèse, dans les libertés qu’il prend avec les proportions, mettant du monumental là où il n’y a guère de monument ; déception qui fut, peut-être, le moteur d’une partie de son œuvre, le désaveu du plan Nolli auquel, pourtant, il a prêté main forte.

 L’ambigüité historique de l’exutoire renvoie à celle de l’archéologie du Piranèse – cette fiction, pourrait-on dire. Les libertés qu’il prend sont tout aussi criantes que son intuition des ruines, qu’il aime traiter comme des objets isolés – comme si elles n’avaient jamais été incorporées à d’autres structures, à un bâti plus récent. Quant à son Temple d’Hadrien, on rapporte que ce sont les murs modernes que Piranèse abat, inversant ainsi, dans l’espace de l’œuvre, le courant des ruines.

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 Que reste-t-il donc à Piranèse ? Sans doute, pour commencer, ce qu’on a pu appeler « l’exactitude de la matière » (HF), la haute définition du trait, le soin porté à la pierre qui fait basculer certaines de ses surfaces gravées dans ce qui est presque une abstraction. Ses vues où la volonté architecturale le dispute à la mise en scène pittoresque sont à la fois indéterminées et hautement définies, et c’est cela que nous retiendrons.

 Pour moi, cela se joue en deux temps : au début, sur site, le vocabulaire – c’est-à-dire le regard – me fait défaut. C’est à contretemps, à  mesure que je traduis dans une langue à ma portée les gravures du Piranèse – qui décidément ne convoquent l’espace réel que pour mieux le congédier – que j’apprends à lire le site. Au début, pourtant, une incertitude face à l’objet. Une méthode étrange, des juxtapositions étonnantes de points de vue, de perspectives, de coupes, où détonne soudain la mise en scène d’un paysage et de ses occupants. Principalement, néanmoins : des points, des traits. D’une précision qui invite à un effondrement hypnotique dans le détail : je perds la vue d’ensemble, elle s’efface au profit de quelques centimètres carrés de matière représentée. Dans son Histoire de l’art chez les anciens, Johan Joachim Winckelmann (assassiné à Trieste en 1768 : partout, des amorces d’intrigues, partout, l’appel de la fiction que je suis venue fuir), évoque ce peperin, « pierre d’un gris foncé, plus dure que le tuf et plus tendre que le travertin, par conséquent plus facile à travailler que cette dernière », surnommée par les anciens pierre d’Albano parce que « on en enlevoit beaucoup à Albano ; ce que les traducteurs des écrivains que nous avons cités n’ont pas remarqué » (on pourrait écrire une histoire du défaut d’attention à travers les âges). Mur cyclopéen, appareil polygonal, je dois me rendre à l’évidence : la fiction est, pour moi, à la fois un instrument d’optique et une sorte de manie. Je rêverais de faire le roman de ces entassements de pierre.

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 A en juger par mes sources, on retient de nos jours Piranèse l’artiste, bien davantage que l’archéologue. Je comprends cela, et pourtant, confusément, cela me chagrine. Si ce chagrin prouve quelque chose, c’est bien l’ampleur du soupçon qui pèse désormais sur la fiction.

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 Que peut-il pour moi aujourd’hui, Piranèse ? Que peut-il pour nous ? Ces questions se ressemblent ; leurs réponses se complètent, et je dirais volontiers qu’elles s’interfolient, car ce mot à consonance végétale, ce mot dont peu sauraient dire à brûle pourpoint s’il est réel ou inventé, me semble convenir à l’esprit archéo-fictif du Piranèse et aux espaces qu’il a créés. On a abondamment glosé sa mélancolie, l’inquiétante étrangeté de son œuvre, mais ce que le regard contemporain (ou mon regard contemporain) retiendra peut-être avant tout, c’est la réponse qu’il donne alors à une question qui se pose, il me semble, de nos jours. Comment vivre dans le monde que l’on nous a laissé, le monde que nous nous laissons à chaque instant – si tant est que le moindre de nos gestes puisse être lu de façon binaire, comme l’acceptation du monde qui le produit, ou à l’inverse comme une tentative d’en sortir ? Comment l’habiter d’une façon plus discrète, plus douce – et peut-être plus viable, maintenant que nous connaissons de première main le prix à payer pour une pensée de la nature qui est, au fond, antagoniste – qui est une pensée de son exploitation ? 

 L’œuvre du Piranèse donne à voir la crise des frontières qui traverse les façons de penser ce monde qui est le nôtre : après les grands aménagements, les catégories délibérément exclusives et tranchées que sont (qu’étaient ?) nature et culture, intérieur et extérieur, nous retrouvons à voir chez Piranèse, en haute définition, des zones où ces frontières réelles et fictives s’effacent, s’entremêlent. Il règne dans son travail une indétermination des usages, une incertitude, un retour de la nature dans la culture, ou de la culture à la nature. Il y a quelque chose de flou, de vague, dans l’indiscutable et infinie précision de son trait. Il y a du jeu. Plus que tout autre, c’est cette qualité des espaces qu’il représente qui m’interpelle : la façon dont, par le recours aux personnages, ce n’est pas seulement la monumentalité de ces ruines qu’il met en scène – une sorte de permanence dans l’entropie, face à la passagère présence humaine – mais aussi, d’une certaine façon, leur habitabilité. 

 Et que donnerait cet espace-là dans le champ littéraire, puisqu’il est dit que c’est celui qui m’occupe, quand bien même je fais mine de m’en éloigner, au gré de tentatives de désertion qui sont autant de retours en littérature ? Peut-être, justement, celui que nous construisons collectivement – qui s’érige autant par notre volonté que par nos négligences, par notre désamour, par nos oublis. Et j’en reviens au roman, ce genre dont on prédit sans doute davantage que de tout autre la mort, à intervalles réguliers – ce genre à la fois florissant et étrangement mis à mal par de nouveaux réalismes qui prétendent ne pas relever de la fiction (ce qui est sans doute précisément le plus grand tour de force, la plus grande illusion réaliste). Quel espace littéraire s’invente-t-il autour des genres, dans leurs effondrements réciproques ? Dans l’érosion du lectorat, ou d’un certain désir du lectorat ? Dans les exercices de mémoire et peut-être de réinvention que nous devrons un jour fournir pour retrouver les traces des architectures verbales passées ? Rien, bien sûr, n’est gravé dans la pierre. 

Sources : Henri Focillon - « The Archeological Works » in XXX, pp 163-177